Art, culture et management : une convergence inattendue
Publié le 19/01/2023
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Publié le 19/01/2023
Art et management sont deux domaines bien moins opposés qu’on peut le penser. Le dernier ouvrage de la collection NEOMA Alumni » Art, Culture et Management » propose une mise en perspective sur l’évolution de la culture managériale.
Associer art et management n’est pas un sujet évident. Longtemps, ils ont semblé à l’opposé l’un de l’autre : l’art est désintéressé, alors que l’entreprise recherche le profit; l’art divertit, et donc détourne des activités du travail ; beaucoup d’arts sont fondés sur l’imaginaire, alors que l’entreprise est ancrée dans le réel. En bref, deux mondes que tout semble opposer.
Cependant, le lien entre entreprises et art n’est pas nouveau. Les premiers exemples se trouvent dans l’Italie de la Renaissance, avec des formes de mécénat privé. Depuis les années 1970, quelques passerelles ont commencé à exister autour, par exemple, de la philanthropie, et via le soutien de quelques dirigeants à l’art contemporain (pour la France, citons notamment François Pinault et Bernard Arnault). Au même moment, les médias, revues littéraires et livres dédiés au monde professionnel ont diffusé cette thématique reliant art et management.
Il faudra toutefois attendre les années 2000 pour que le thème de l’art dans le management prenne un vrai statut, notamment avec les écrits d’Henry Mintzberg, dont Manager: ce que font vraiment les managers.
Deux dimensions cohabitent. Tout d’abord, l’influence de l’art dans l’entreprise a souvent été reliée au domaine de la créativité. Puis les techniques artistiques sont devenues des outils pour rendre plus efficientes les formations managériales. Dans un article de 2013 (Art et management : une métaphore généralisé pour approcher l’œuvre d’art et développer la créativité, sur Cairn.info) , Jean-Michel Heitz met en avant ce lien fort, y compris en faisant le parallèle entre herméneutique et management. Il rappelle une phrase célèbre d’Henry Mintzberg, en 2011: « Le management efficace découle davantage de l’art […]; l’art produit la “perspicacité” et la “vision” qui est le fruit de l’intuition. » Mais ce lien peut aller au-delà, en intégrant d’autres domaines d’inspiration pour les entreprises.
L’autre dimension concerne l’apport du management dans le domaine artistique. Fort de ses spécificités, ce secteur est aussi un secteur économique, avec des entreprises qui nécessitent l’application de méthodes de gestion. Certains chercheurs rapprochent même les entrepreneurs des artistes contemporains en proie à la concurrence.
Les ICC (industries culturelles et créatives) sont un secteur économique clé, notamment pour certains pays comme les États-Unis, la Grande-Bretagne, l’Inde ou la France. Dans l’Hexagone justement, les ICC sont l’une des six familles prioritaires à l’exportation. Cette importance est telle que ces industries sont devenues un domaine d’étude des sciences de gestion depuis quelques années.
Retrouvez notre article : Quand le monde de la culture nourrit le monde de l’entreprise
La convergence art et management se concrétise aujourd’hui avec cinq tendances majeures, qui se renforcent.
La géopolitique de l’art avec l’importance des entreprises: l’art est un élément de « soft power », notamment celui qui, par sa diffusion, est accessible au plus grand nombre (musique, cinéma, télévision). C’est un enjeu stratégique pour certains pays, y compris dans les questions linguistiques. Mais cet enjeu géopolitique concerne non seulement les États, mais aussi les acteurs privés et les entreprises.
Le management au-delà de la créativité : l’art impacte le management des entreprises bien au-delà des questions d’innovation telles qu’elles sont souvent évoquées. L’apport de l’esthétisation du management se traduit dans l’organisation, la gestion des risques, le leadership et la culture d’entreprise, la mise en place des nouvelles méthodes de travail hybrides, l’aménagement des espaces, le bien-être au travail, les méthodes de management et de conduite du changement, le coaching, le marketing, la stratégie. L’art est donc une source d’influence pour les entreprises, notamment pour ce qui concerne les nouvelles méthodes de travail.
L’économie de l’art est plus que jamais un secteur clé : en France, les ICC pèsent près de 100 milliards d’euros, ce qui signifie qu’elles sont aussi importantes que l’agroalimentaire et deux fois plus importantes que l’automobile en valeur ajoutée, avec 1,3 million de personnes travaillant dans ce secteur. Il s’agit, avec l’aéronautique, du secteur économique qui exporte le plus pour la France. Les ICC sont donc un secteur clé pour la France aujourd’hui, mais aussi dans l’avenir. L’importance de l’art dans l’économie concerne également les économies des autres pays, dont les pays émergents. La Chine est le premier pays consommateur de jeux vidéo et le deuxième acheteur d’œuvres d’art; les ICC sont la deuxième industrie au Nigeria.
Cependant, les inégalités d’infrastructure tant en termes de production que de diffusion demeurent fortes : une salle de cinéma pour 8 000 habitants aux États-Unis, contre une salle pour 1,5 million d’habitants en Afrique… L’économie culturelle garde ses spécificités: la plupart des marchés culturels sont des oligopoles à frange, une économie prototypale avec souvent encore, en toile de fond, une approche duale entre l’art et le commerce qui demeure. L’importance du mécénat est un autre exemple de cet impact économique.
Le renforcement du rôle du digital : le numérique transforme de manière radicale le monde de l’art et, selon le cas, dans différents éléments de leur chaîne de valeur. Le numérique change la production dans le secteur de l’architecture, des jeux vidéo, du cinéma ou de la télévision. L’impact peut être visible dans le mode de préparation des œuvres (par exemple avec le Building Information Modeling, ou BIM, dans l’architecture), mais aussi dans la nature même de l’œuvre. Plus largement, le statut d’artiste peut même être revisité comme on le voit notamment avec le rôle des réseaux sociaux, vecteurs de nouveaux modèles créatifs (citons les Instapoets, par exemple) et les impacts en termes de reconnaissance, d’influence voire de rémunération (publicité vs droits d’auteur).
Le numérique, voire le mix entre physique et numérique (le « phygital », contraction de physique et de digital), entraîne l’évolution du mode de distribution dans le spectacle vivant, le cinéma, la télévision – avec aussi des nouveaux modes de découverte des œuvres: marathons de séries, vitesse accélérée ou ralentie par le spectateur sur les plateformes, etc.
La bande dessinée ou la littérature, avec l’impression à la demande, sont aussi concernées. Le numérique change le mode de consommation dans le tourisme culturel, la mode ou la peinture grâce à la blockchain (avec les NFT, pour Non Fungible Token).
Les lieux physiques, enfin, sont impactés: ainsi les musées, qui proposent notamment des visites 3D – lesquelles ont connu un fort développement pendant la crise du Covid-19.
La convergence effective : La révolution des plateformes illustre pleinement la convergence entre l’art et les autres domaines. Reprenons la définition proposée dans l’ouvrage Platform Revolution : « C’est une activité fondée sur la capacité des interactions créatrices de valeurs entre des producteurs et des consommateurs externes. La plateforme fournit une infrastructure ouverte et participative pour ces interactions et fournit aussi les conditions de gouvernance pour celles-ci.» Si ce modèle impacte déjà certains secteurs (musique, cinéma, télévision), il pourrait s’étendre encore plus (autres domaines artistiques, éducation, santé, distribution, etc.).
Cette convergence aura des impacts même dans les modes de fonctionnement des entreprises voire, plus globalement, du capitalisme. La remise en cause du modèle du salariat, associé dans l’histoire à la seconde révolution industrielle, ne concerne pas uniquement les services de VTC, mais bien plus, avec un rapprochement, en cela, des modèles du secteur culturel.
Il y a quarante ans, certains se demandaient si le management était un art: la donne a changé ! Ce phénomène de rapprochement entre art et entreprise prend une telle ampleur que de plus en plus d’études analysent les apports de l’art à l’entreprise, et réciproquement. Cette nouvelle approche est telle que plusieurs chercheurs en ont fait des axes complets d’analyse.
Dans les exemples de livres récents basés sur ce champ d’analyse, on peut citer le hip-hop management ou bien encore les vibrations musicales de l’innovation, chères à Albéric Tellier. En 2021, le chercheur Dominique Phanuel allait plus loin et évoquait la notion d’hybridation : « Au niveau macro et de la société, les sphères de l’économie, de l’industrie, de l’art, du culturel, du divertissement “s’hybrident, se mêlent, se court-circuitent, s’interpénètrent”. […] Si l’art et la gestion/management peuvent apparaître comme antinomiques, chacun s’est progressivement nourri l’un de l’autre.
L’art “met la main” sur le management et le management s’empare de l’art. » L’art et le management sont donc de plus en plus intimement liés et, en cette période de quête de sens, ce lien a une réelle valeur, à la fois pour les entreprises et pour le domaine artistique.
Article paru dans son intégralité dans le magazine des Alumni n°33