Ravisseur, dominateur, harceleur, séducteur : les quatre péchés capitaux des objets connectés
Publié le 12/06/2024
Ravisseur, dominateur, harceleur, séducteur : les quatre péchés capitaux des objets connectés
Publié le 12/06/2024
Les consommateurs rétifs aux objets connectés se projettent dans une « relation » avec eux pleine de risques et de dangers, que l’on peut rapprocher de rôles sociaux peu flatteurs… C’est le résultat d’une étude menée par trois chercheurs, Ilaria Querci, Luigi Monsurrò (UNIMORE) and Paolo Peverini (LUISS) ; elle révèle des facettes insoupçonnées de la résistance aux innovations.
Les industriels qui conçoivent des objets ou services intelligents – montres ou télévisions connectées, assistants personnels, casques de réalité virtuelle par exemple – les ont-ils rendus trop « humains » ? On peut se le demander à la lecture de cette étude, qui révèle que ce positionnement peut provoquer un effet boomerang conséquent.
Car donner à un objet un prénom et un genre, le doter d’une voix, le faire dialoguer avec son propriétaire ou lui autoriser des prises d’initiative, revient à s’aventurer en terrain inconnu. Certains utilisateurs y voient une compagnie agréable ; d’autres ressentent une présence inquiétante, voire hostile.
Pourtant, dans l’industrie, on estime qu’un produit « humanisé » favorise l’adoption par le consommateur. Erreur : ce dernier peut éprouver des résistances très fortes. En 2011, des travaux prospectifs annonçaient 50 milliards d’objets connectés dans le monde en 2020. Or, on n’en comptait encore que 14 milliards en 2022. Le décollage est donc très laborieux.
Les chercheurs, spécialisés dans l’adoption des innovations technologiques, ont identifié trois types de barrières. Celles-ci peuvent être fonctionnelles : utilisation compliquée, coûts d’entretien élevés, risques potentiels pour la santé…. Il existe aussi des barrières psychologiques : « Ai-je envie d’être aidé par un objet plutôt que par un humain ? » ; « mon quotidien sera-t-il réellement amélioré ? ». Enfin, les barrières sont parfois individuelles : certains individus préfèrent la continuité au changement.
Dans leur étude, les auteurs avancent une explication complémentaire : les objets et services intelligents sont si « humains » qu’ils instaurent une relation interpersonnelle avec leur propriétaire. Et comme dans la vraie vie, cette intimité peut plaire… ou faire peur. À tel point que certains choisissent de s’abstenir.
Pour confirmer cette hypothèse, les chercheurs ont mené des entretiens qualitatifs avec 33 adultes de 22 à 58 ans qui n’utilisent aucun objet connecté. Ce travail a permis de rapprocher les perceptions recueillies de quatre rôles sociaux négatifs : le ravisseur, le dominateur, le harceleur et le séducteur.
Premier rôle social, celui du ravisseur. Il se dégage des propos de participants qui expriment la crainte d’être dominés, voire malmenés physiquement ou psychologiquement. Les objets connectés sont décrits symboliquement comme des mains qui contrôlent les humains ou pire, les écrasent. En toile de fond, la marche inéluctable du progrès réduirait les libertés des individus et les condamnerait à l’isolement. Internet est partout mais chacun est seul chez lui, environné d’objets intelligents, mais potentiellement effrayants et maléfiques.
Deuxième rôle social : le dominateur, qui s’incarne dans la peur d’être remplacé par des machines et de les sentir si proches de soi. Un smartphone ou un PC sont des objets extérieurs à vous, alors qu’une montre intelligente est oppressante, car elle vous contrôle. Il n’existe plus vraiment de frontière entre l’objet et l’individu : impossible de se déconnecter, de préserver son intimité et sa liberté. Plus on délègue de tâches à la technologie, plus on perd en autonomie et en contrôle.
La figure du harceleur, troisième rôle social, ressort nettement chez les participants, qui soulignent que les objets intelligents les observent et collectent beaucoup d’informations sur eux, ce qui les installe dans un rôle de pouvoir et de surveillance. Ils sont donc perçus comme des espions omniprésents et mystérieux : on ignore ce que deviennent les données engrangées. De plus, ils peuvent eux-mêmes être la cible d’attaques informatiques ou servir de vecteurs à des sollicitations marketing incessantes. Le sentiment de cette catégorie de participants, traduit par des verbatims synthétisés par les auteurs : Cette technologie ne m’apporte pas plus de sécurité, elle m’expose à plus de surveillance.
Quatrième rôle social : le séducteur. L’utilisateur reconnaît aux objets connectés de telles qualités – pratiques, efficaces, attractifs voire fascinants – qu’il craint l’addiction, l’appauvrissement de ses capacités mentales sous-employées et le rétrécissement de sa vie sociale. Nous perdons certaines des facultés que nous étions forcés de développer par le passé, car la technologie nous les met à disposition. Cela risque de faire de sérieux dégâts.
Ces quatre rôles reflètent un même sentiment : la défiance. Là où les participants imaginent un ravisseur ou un dominateur, c’est l’objet connecté qui est la cible des soupçons. Avec le harceleur, cette défiance vise le « système » caché derrière l’objet qui engloutit mystérieusement les données. Enfin, le rôle de séducteur traduit le manque de confiance de l’individu envers lui-même : il craint de sombrer dans la dépendance.
Cette étude intéressera au premier chef les entreprises qui vendent des objets ou services connectés, ou ajoutent des fonctions intelligentes à leurs produits. Les auteurs leur prodiguent deux conseils. D’abord, moins insister sur le caractère « humain » de certaines fonctions, qui peut être à double tranchant. Ensuite, valoriser davantage ce qui confère du pouvoir à l’utilisateur, comme l’activation ou la coupure à volonté du service proposé, ou la transparence sur l’utilisation des données.
Querci, L. Monsurrò et P. Peverini, When anthropomorphism backfires: Anticipation of negative social roles as a source of resistance to smart object adoption,Technovation, avril 2024. https://doi.org/10.1016/j.technovation.2024.102971