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Le Monde de NEOMA

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Bien souvent, les projets nécessitent une collaboration étroite entre des acteurs issus de divers départements ou avec des spécialités différentes, dont l’informatique. Comment ces personnes s’adaptent-elles aux façons de faire et de penser des autres ? Cette question est au cœur d’une étude impliquant Elise Berlinski, chercheuse à NEOMA.

L’introduction de l’informatique dans les entreprises a entraîné des transformations profondes dans leurs modes de fonctionnement. Certains chercheurs voient en ces nouveaux systèmes d’information une révolution technologique optimiste qui améliore la prise de décisions, la visibilité et la transparence des activités. D’autres, plus critiques, soulignent les risques de déshumanisation, de remplacement des travailleurs par des machines et de surveillance invisible. Quoi qu’il en soit, les possibilités de l’informatique et ses risques façonnent les organisations et les sociétés.

Son adoption, presque généralisée en entreprise, modifie déjà la façon de faire des professions utilisatrices. Désormais, ses nouvelles évolutions, comme le big data et l’intelligence artificielle, posent des défis tant sur la transformation des pratiques, que sur la collaboration entre différentes communautés. C’est par exemple le cas lorsqu’une entreprise intègre des logiciels professionnels innovants. Que se passe-t-il alors quand des personnes d’une même entreprise, œuvrant dans des domaines ou des services différents, doivent étroitement collaborer autour d’un nouvel outil numérique ? L’étude menée par la chercheuse de NEOMA et son associé s’est justement intéressée à la manière dont la mise en œuvre d’un nouveau système d’information impacte les communautés impliquées.

Des modèles épistémiques divergents

Chaque profession a ses propres règles, ses propres normes et façons de voir les choses. C’est ce que les chercheurs appellent des « modèles épistémiques ». Ces derniers sont adoptés par les communautés professionnelles pour s’organiser. La confrontation de modèles épistémiques différents peut cependant engendrer des conflits, dès lors que les communautés doivent collaborer. C’est ce qu’ont observé les chercheurs, en se focalisant sur les interactions entre les comptables et les informaticiens d’une même entreprise lors du développement et de l’adoption d’un progiciel.

Les contrôleurs de gestion considèrent que le logiciel est un moyen de se décharger d’un travail peu valorisant de production de données pour mieux se recentrer sur des actions d’aide à la décision. Ils perçoivent les outils informatiques comme des solutions sur mesure, tandis que les informaticiens les voient comme des assemblages complexes, fragiles et flexibles pouvant être transposés, plus tard, à des besoins encore non identifiés. De même, alors que l’organisation comptable est hiérarchisée, l’informatique privilégie la collaboration et la modularité, qui permettent par exemple de modifier certaines parties du code sans l’altérer.

Généralement, les utilisateurs ne maîtrisent pas les processus et fonctionnements informatiques. Cela entraîne des conflits entre attente et faisabilité et entre demande et réalisation. Les chercheurs notent que les conflits observés ici sont toutefois plus profonds. Ces divergences portent tout autant sur des fonctionnalités de l’outil que sur la coordination du travail. Ce constat est plus globalement observé dès lors que deux services – ou plus – d’une entreprise, qui ne sont pas connectés par un lien hiérarchique, doivent collaborer. Savoirs et objectifs peuvent aller jusqu’à s’opposer.

Repenser les façons de faire

Les chercheurs montrent qu’une pluralité de nouveaux modèles épistémiques émerge dans le cadre d’interactions socio-matérielles, c’est-à-dire dans un contexte qui réunit différentes personnes et les systèmes technologiques qui les relient. Des changements de pratiques naissent donc de compromis, d’apprentissage, d’échange et d’expérimentation.

En ce sens, l’étude met en lumière les limites des approches organisationnelles classiques, comme celle de la comptabilité, qui évolue lorsqu’elle est confrontée à la modernité de l’informatique. Selon les chercheurs, l’informatique ne saurait se limiter à une simple réponse aux besoins des utilisateurs. En effet, cette discipline est au cœur d’une façon de faire profondément novatrice. Elle s’appuie sur un travail décentralisé, modulaire et collaboratif entre des équipes distantes et parfois sans lien hiérarchique.

Les chercheurs s’interrogent alors : l’informatique, pourrait-elle inspirer et transférer son modèle vers d’autres spécialités ? Pourrait-on par exemple voir émerger une comptabilité modulaire et décentralisée ? Plus largement, du fait de son omniprésence et de ses innovations perpétuelles, l’informatique sera-t-elle amenée à transformer le cœur organisationnel des entreprises tel qu’on le connaît aujourd’hui ?

En savoir plus

BERLINSKI, E., J. MORALES, « Digital technologies and accounting quantification: The emergence of two divergent knowledge templates », Critical Perspectives on Accounting, 2024, vol. 98, no. 102697 – https://doi.org/10.1016/j.cpa.2023.102697