Engorgement des urgences : le pilotage par les données, un remède à essayer
Publié le 7/02/2024
Engorgement des urgences : le pilotage par les données, un remède à essayer
Publié le 7/02/2024
Partout dans le monde, l’engorgement des services d’urgence résiste aux tentatives d’amélioration ou de réorganisation. Trois chercheurs, dont Mozart Menezes de NEOMA, pensent qu’il serait possible d’y remédier grâce à de nouveaux indicateurs de suivi basés sur la mesure de la complexité opérationnelle. Des indicateurs définis à partir de l’analyse de 145 000 passages aux urgences d’un grand hôpital canadien.
Comment quantifier le niveau d’engorgement d’un service d’urgence ? Quels sont les indicateurs les plus pertinents pour prédire le temps d’attente des patients ? Sur quels facteurs jouer pour réduire cette attente tout en maintenant une haute qualité de soins ?
Ces questions hantent depuis des décennies soignants, superviseurs de services d’urgences, pouvoirs publics et experts en optimisation organisationnelle. Leurs tentatives d’amélioration n’ont jamais obtenu les résultats escomptés. Et pendant la pandémie de Covid-19, l’engorgement des urgences a atteint des sommets.
Le fond du problème, d’après les trois chercheurs ? Les stratégies actuelles sont principalement basées sur des ratios « nombre de patients attendus / nombre de soignants nécessaires ». Or, la fréquentation des urgences est par nature imprévisible, même si on peut l’approcher à partir d’historiques de données. Tout afflux soudain de malades dérègle durablement le système.
Les auteurs de l’article ont adopté une autre logique : identifier des indicateurs qui rendent compte de la gestion très complexe des urgences. Le nombre de patients et leur rythme d’arrivée varient d’une heure à l’autre et d’un jour à l’autre. Ils sont priorisés en fonction de leur âge, de leurs symptômes et de leur degré d’urgence. Ils sont orientés vers différents soignants en fonction de leur pathologie, qui détermine elle-même la durée des soins, etc.
D’après les chercheurs, l’engorgement ou la fluidité d’un service d’urgences dépendent davantage de la bonne gestion de ces aléas que du seul nombre de patients accueillis. Aussi, ils ont voulu vérifier ce postulat en exploitant les données de 145 000 passages aux urgences dans un grand hôpital canadien.
Ils ont décidé de mesurer deux types d’aléas, les plus influents à leurs yeux : ceux liés au temps (intervalles entre les arrivées successives de patients, durée de soins de chaque patient) et ceux liés à la diversité des cas (âge des patients, symptômes, degré d’urgence, etc.).
Basés sur l’analyse des données canadiennes, ces indicateurs de « complexité-temps » et de « complexité-cas » s’avèrent bien plus performants que le nombre d’admissions pour prédire le temps d’attente moyen et le temps total moyen passé aux urgences. Autrement dit, ils évaluent et prédisent de manière plus fiable la charge du service, donc l’organisation à déployer pour y faire face.
Plus la « complexité-temps » s’accroît, plus le risque d’engorgement devient élevé. Cette complexité résulte par exemple d’arrivées de patients groupées et sporadiques, plutôt qu’espacées et régulières ; ou de l’afflux de cas nécessitant des soins de longue durée, plutôt que de malades qui peuvent être traités rapidement.
À l’inverse, plus la « complexité-cas » augmente, plus le risque d’engorgements diminue. Une complexité-cas élevée signifie en effet que les patients présentent des pathologies très variées, qui peuvent être réparties entre des soignants de compétences différentes. Un scénario bien plus favorable que l’arrivée en nombre de pathologies identiques (soit une complexité-cas faible) : dans ce cas, certains soignants sont débordés alors que leurs collègues d’autres spécialités sont sous-employés.
Ces mesures de complexité ont l’avantage de s’appuyer sur des données patients que les services d’urgence collectent déjà. Elles ne demandent aucun travail supplémentaire. De plus, elles peuvent s’intégrer aisément dans l’organisation et les procédures existantes.
Première application possible : affiner la stratégie de priorisation des patients. Celle-ci est toujours basée sur le degré de sévérité et d’urgence des pathologies observées. Mais on peut imaginer un second critère, le temps d’attente prévisionnel, calculé à partir des mesures de complexité. Prenons l’exemple de deux malades dont la pathologie a le même degré de sévérité : celui qui peut être traité rapidement sera pris en charge avant celui qui demande plus de temps, même s’il est arrivé après lui ; ainsi, son soignant sera plus vite disponible pour un autre patient.
Plus important encore : le fait de gérer ainsi la diversité des patients pris en charge simultanément pourrait réduire le temps d’attente pour tous les patients !
Seconde application envisagée : intégrer ces mesures de complexité dans un outil d’aide à la décision relié au système d’enregistrement des patients, lors de leur arrivée aux urgences. Cet outil serait alimenté en temps réel, tout au long du parcours : salle d’attente, consultation, soins, analyses… Il déclencherait des alertes quand le niveau de « complexité-temps » ou de « complexité-cas » se rapproche de seuils critiques prédéterminés. Le superviseur des urgences réallouerait alors des ressources avant que les temps d’attente ne dérapent. Par exemple, remonter le degré de priorité de certaines pathologies afin d’harmoniser la charge des soignants, solliciter des renforts, modifier l’affectation des personnels polyvalents, etc.
Faut-il pour autant jeter aux orties les ratios « patients / soignants » ? Non : ils restent pertinents. Mais insuffisants pour en finir avec l’engorgement des urgences… Alors que les mesures de complexité basées sur le rythme et la volumétrie des arrivées de patients, ainsi que sur le degré de diversité de leurs pathologies, constituent des leviers prometteurs pour remédier aux problèmes de temps d’attente excessifs.
Taiwo, E.S., Zaerpour, F., Menezes, M.B.C. and Sun, Z. (2023), « A complexity-based measure for emergency department crowding« , International Journal of Operations & Production Management, Vol. ahead-of-print No. ahead-of-print. https://doi.org/10.1108/IJOPM-12-2022-0792