Entreprises sociales : les travailleurs face à un paradoxe moral
Publié le 6/03/2024
Entreprises sociales : les travailleurs face à un paradoxe moral
Publié le 6/03/2024
Dans les entreprises sociales, les valeurs morales et éthiques des travailleurs de première ligne impactent les communautés auxquelles ces derniers sont confrontés. Rose BOTE, chercheuse à NEOMA, et ses collaborateurs ont analysé l’influence d’exigences et d’intérêts contraires sur la prise de décision de ces travailleurs. L’étude ouvre de nouvelles pistes pour améliorer leur accompagnement au quotidien.
Les entreprises sociales jouent un rôle crucial dans la poursuite d’une société plus juste et plus vertueuse. Elles s’attaquent à des enjeux sociaux, environnementaux ou communautaires spécifiques. Plusieurs d’entre elles se consacrent par exemple à la durabilité, aux droits des travailleurs, au développement de produits éthiques ou à l’accès équitable aux ressources. En ce sens, elles combinent des objectifs de rentabilité économique avec des enjeux de société.
Du fait de leurs actions en faveur d’un bien-être général, il est admis que ces entreprises sont intrinsèquement éthiques ou honnêtes. En réalité, l’injustice sociale et les inégalités sont parfois facilitées par ces entités. Ce côté obscur a engendré plusieurs critiques sur leur mode de fonctionnement sur le terrain. Dans ce cadre, Rose Bote et ses associés mettent en lumière le rôle souvent négligé des travailleurs de première ligne. Ces acteurs clés agissent à l’interface entre les communautés et les entreprises. Ils sont en quelque sorte les architectes du changement social.
Néanmoins, ces travailleurs font face à des exigences pouvant être contradictoires. Bien qu’enclins à aider leurs communautés, ils doivent également répondre aux directives de leur hiérarchie. De quoi créer un terreau fertile pour des ambiguïtés morales, qui impactent leurs décisions. Comment les travailleurs gèrent-ils ces intérêts contraires au quotidien ?
Afin d’étudier cet aspect moral, les chercheurs ont mené des entretiens avec des agents de crédit d’une entreprise de microfinance au Cameroun. Il s’agit d’une institution qui propose des services financiers aux personnes à faible revenu. La mission des agents est d’octroyer ou non des prêts à des demandeurs qui appartiennent à la même tribu qu’eux. Mais le fait de connaître les potentiels bénéficiaires en dehors du cadre professionnel complexifie fortement la tâche.
En effet, la subjectivité de ces travailleurs influence leur prise de décision. Ils s’appuient notamment sur leurs liens relationnels pour justifier l’attribution de prêts à des demandeurs qui ne répondent pas aux critères exigés. Il en est de même lorsqu’ils décident de ne pas engager de fonds auprès de personnes qu’ils considèrent comme de « mauvais élèves ». Cette partialité est à double tranchant. Elle peut mener à des décisions biaisées qui favorisent ou défavorisent certains groupes.
Pour gérer les besoins conflictuels de leur entreprise et de leur communauté au quotidien, les travailleurs de première ligne adoptent alors trois stratégies de rationalisation. La première consiste à se désengager émotionnellement de leur prise de décision. Confrontés de temps à autre à des cas désespérés, ils doivent rester professionnels et accorder des prêts raisonnables. Le deuxième réflexe est de protéger leurs intérêts personnels, en particulier leur statut. Lorsqu’ils sont responsables d’une erreur et même si cela pénalise un bénéficiaire, ils préfèrent ne pas l’admettre à leur hiérarchie. Enfin, la troisième parade des travailleurs est d’utiliser les connaissances qu’ils ont des demandeurs pour contourner la rigidité du cadre imposé par leur entreprise.
Avec cette étude, les chercheurs remettent en question l’idéalisme moral souvent attribué aux acteurs des entreprises sociales. Bien que ces professionnels s’efforcent de trouver des compromis aux exigences de chacun, leur intérêt personnel et notamment le besoin de conserver leur emploi peut conduire involontairement à des pratiques népotiques et à une plus grande marginalisation de certains groupes sociaux. Cette attitude ne vise pas à causer des préjudices. Elle découle de la nature ambiguë de la position professionnelle et communautaire des travailleurs.
En ce sens, les chercheurs soulignent l’attention accrue que doivent porter les entreprises sociales aux défis rencontrés par leurs employés. Ils préconisent une meilleure prise en compte des aspects moraux via l’intégration de formations à la gestion du stress. Ils encouragent également la création de groupes d’échange entre les travailleurs et proposent en parallèle une surveillance régulière du pouvoir hiérarchique.
Par ailleurs, l’étude souligne le rôle actif des communautés dans la prise de décision des travailleurs de première ligne. Les chercheurs invitent les entreprises sociales à les intégrer davantage dans leur fonctionnement. La nature coopérative de ces dernières faciliterait d’ailleurs l’élaboration de partenariats avec les membres de la collectivité. De quoi renforcer l’empathie et la conscience morale au sein de ces organismes. Enfin, le double ancrage communautaire et professionnel observé ici reflète le cas de plusieurs entreprises sociales locales dans les pays du Sud. Dans ce contexte, les résultats de cette recherche pourraient s’appliquer à toute activité axée sur les liens sociaux.
Bote, R., Wang, T. & Genet, C. You Say Social Agenda, I Say My Job: Navigating Moral Ambiguities by Frontline Workers in a Social Enterprise. J Bus Ethics (2023). https://doi.org/10.1007/s10551-023-05526-6