Identité numérique : jouer les caméléons sur X, pas si simple
Publié le 20/03/2024
Identité numérique : jouer les caméléons sur X, pas si simple
Publié le 20/03/2024
Sur Twitter*, les créateurs de contenus peuvent faire cohabiter identité professionnelle et privée, adopter un ton neutre ou caustique, s’autoriser à critiquer l’entreprise qui les emploie… Mais jusqu’à quel point cette pratique est-elle confortable ? Comment trouver à chaque fois le ton approprié et la juste mesure ? Un projet de recherche mené par Patrick Lê de NEOMA, sur la base de questions posées à des journalistes français actifs sur le réseau social, en collaboration avec un chercheur d’Erasmus University.
* L’étude a été réalisée avant que Twitter ne devienne X, en juillet 2023
Si les chercheurs se sont intéressés aux journalistes, c’est que ces derniers ont fait partie des premiers utilisateurs de Twitter, au début des années 2010, afin de mieux suivre l’actualité. Ils ouvraient leur compte à leur initiative, sans en référer à leur employeur, et décidaient seuls de la façon de s’en servir : ne pas tweeter, publier en tant que journalistes, ou juxtaposer identité professionnelle et privée.
Beaucoup sont devenus au fil du temps des créateurs de contenu prolifiques et éclectiques. Ils enchaînent avec aisance des tweets sur l’actualité, des commentaires engagés, des informations privées sur leurs loisirs et leurs hobbys… Ce qui a incité les chercheurs à leur consacrer une étude d’ampleur : analyse de dizaines de milliers de tweets de journalistes français, observation de leurs comptes lors de grands événements, entretiens qualitatifs avec 67 d’entre eux.
L’étude s’adresse à tous ceux qui s’expriment en leur nom sur les réseaux sociaux, en publiant sur un même compte des contenus professionnels et privés. Principal enseignement : les intéressés trouvent un certain plaisir à pratiquer ce jeu de caméléon. Ceci parce qu’ils sont libres de le faire, disposent de beaucoup d’autonomie et peuvent s’arrêter à tout moment.
Mais ce plaisir a pour contrepartie une obligation de vigilance : le journaliste doit définir le bon dosage entre spontanéité et prudence, entre liberté de parole et contraintes liées à son métier. Pour l’avoir oublié, certains ont connu de violents retours de bâton. Seule façon d’éviter ce scénario : expérimenter, apprendre par essais et erreurs.
Ces professionnels de l’information actifs sur Twitter s’amusent à être « à la fois journalistes et un peu eux-mêmes ». Ils apprécient la brièveté, la spontanéité et le ton décontracté des tweets, ainsi que le libre choix de leur rythme de publication.
Twitter les dispense de pratiques professionnelles comme la relecture avant publication par leur hiérarchie ou l’adaptation du propos au lectorat : ils traitent leurs sujets de prédilection, et leur communauté d’abonnés se constitue autour de ces thèmes.
De plus, les tweets les autorisent à dévoiler qui ils sont : le ton factuel et neutre du journaliste laisse place à l’humour, l’ironie, la satire, la critique ouverte… Deux exemples, quand éclate l’affaire Cahuzac** en 2012 : « Ils voulaient nous faire pleurer sur le ministre du Budget ? C’est raté. » , « Il ne manquait que les fouets dans cet exercice de contrition »***.
Ces tweets très libres, mais ancrés dans l’actualité, cohabitent avec d’autres sur la vie privée des émetteurs : ils visitent un musée, assistent à une rencontre sportive, parlent de gastronomie, de goûts musicaux ou de littérature… Grâce à ce mélange des genres, dont ils savourent la « légèreté », ils ne sont pas réduits à leur seule identité professionnelle et se sentent plus « humains ».
Il leur arrive de prendre des distances vis-à-vis de leur employeur. Certains recommandent des articles publiés par des concurrents. D’autres évoquent des sujets négligés ou évités par leur propre média. Se présenter comme membres d’une rédaction assoit leur crédibilité ; tweeter avec une certaine liberté démontre leur indépendance.
Cet exercice de double identité tient parfois de l’équilibrisme. En témoignent certains disclaimers de comptes : le journaliste indique qu’il écrit pour un titre connu, mais précise « mes tweets n’engagent que moi ». Un autre reprend cette phrase et ajoute « du moins, c’est ce qu’il semble ». Cette ambiguïté suscite des reproches de leurs confrères : hypocrisie, contradiction manifeste, nuance incompréhensible pour le lecteur…
Enfin, les journalistes jugent parfois difficile de concilier liberté de ton et réserve liée à leur statut. Peut-on tweeter des photos de vacances, ou préciser où on les passe ? Jusqu’où exprimer une opinion personnelle, tout en restant professionnel ? Peut-on critiquer un article publié par son média, et en quels termes ? Comment déterminer ses propres limites ?
Tous font leur apprentissage par essais et erreurs, et cette initiation demande du temps. Ils doivent parfois effacer un message maladroit, essuyer la tempête déclenchée par une tournure malheureuse, constater le fossé entre intention et interprétation… Des épisodes sans conséquence la plupart du temps. Mais tous ont en mémoire des exemples de journalistes violemment critiqués, voire licenciés après un seul tweet.
Les chercheurs qualifient de « liminoïde » cette situation de double identité choisie : l’autonomie génère du confort et du plaisir qui l’emportent largement sur les risques. Ils lui opposent les situations de « liminalité », où l’intéressé vit entre deux identités sans l’avoir choisi et éprouve de grandes difficultés : le collaborateur muté loin de ses bases, le salarié aux origines modestes promu cadre, le réfugié qui arrive dans un pays d’accueil sans avoir de statut, etc.
Au-delà des journalistes, cette étude est à recommander aux entreprises qui incitent leurs collaborateurs à s’exprimer sur les réseaux sociaux, mais craignent les dérapages. Elle leur préconise de dispenser des formations et des conseils, mais sans cadrage strict : c’est parce qu’ils se sentent autonomes que les salariés auront envie de s’impliquer.
* L’étude a été réalisée avant que Twitter ne devienne X, en juillet 2023
** Ministre délégué au Budget, Jérôme Cahuzac avait dû démissionner quand Médiapart avait révélé qu’il détenait des comptes non déclarés en Suisse et à Singapour
*** Ce tweet a été légèrement reformulé afin de préserver l’anonymat des journalistes interrogés