Economie fossile : remplacer n’est pas durer !
Publié le 30/05/2023
Economie fossile : remplacer n’est pas durer !
Publié le 30/05/2023
Remplacer un produit fabriqué à partir de ressources fossiles par un équivalent biosourcé : au premier abord, cela semble une bonne idée. Mais derrière cette démarche, se pose la question à la fois de l’usage et de la nécessité du produit en lui-même. En prenant l’exemple du secteur forestier, les deux chercheurs Alexandru Giurca (Heidelberg Center for the Environment (HCE), Heidelberg University, Germany) et Nicolas Befort (Chaire Bioéconomie et Développement Soutenable, NEOMA Business School, France), dévoilent les pièges qui se cachent derrière les termes de bioéconomie, d’innovation et de substitution.
C’est dans l’air du temps et dans les politiques publiques (notamment à travers la stratégie de l’Union européenne sur la bioéconomie) : il faut apprendre à se passer des énergies fossiles et des produits qui en sont issus… en les remplaçant par des objets et services fournis par des ressources durables, notamment issues de l’industrie forestière.
Un discours qu’a largement embrassé cette dernière ! Dans leur étude, qui a consisté à analyser les publications (littérature scientifique ou littérature « grise » – sites internet, rapports, prises de position, etc.) d’acteurs de la bioéconomie forestière, les deux chercheurs font ainsi ressortir les principaux arguments des professionnels de cette industrie et des associations de propriétaires forestiers, en faveur du développement de leur filière. Ils pourraient se résumer ainsi : la bioéconomie est un chemin vers des innovations technologiques propres, des infrastructures vertes et des créations d’emploi, au profit d’un avenir meilleur. Les exemples avancés sont nombreux, allant des bâtiments à ossature bois aux biocarburants, en passant par les produits pharmaceutiques, textiles, etc.
Ces acteurs mettent en avant tout l’intérêt de la substitution, grâce à l’innovation, de produits existants par les leurs : étant fabriqués à partir de ressources renouvelables, ces derniers sont forcément bons pour la planète. Dans un discours de 2019, l’ancien directeur général de la fédération suédoise des industries forestières avançait ainsi : « Grâce à notre expérience en matière d’innovation, nous pouvons le dire avec certitude : tout ce que nous pouvons produire à partir de pétrole peut aussi être produit à partir des arbres ». Sous-entendu : et participer ainsi à la lutte contre le réchauffement climatique.
Or ce propos pose un problème, comme le soulignent les auteurs. Car s’il est compréhensible d’un point de vue économique – la filière cherchant à augmenter ses parts de marché –, les arguments utilisés manquent de mise en perspective et de nuance. Les questions de faisabilité, d’efficacité et d’acceptation sociale sont mises au premier plan, tandis que celles relatives à la validité de la démarche, à son impact environnemental et à la durabilité des innovations de substitution sont en revanche en retrait ou inexistantes.
Diversifier les produits issus de l’exploitation forestière, pour ajouter de la valeur aux chaînes d’approvisionnement existantes, impose d’exploiter plus de massifs forestiers, et donc de relâcher du carbone dans l’atmosphère. De plus, le paradigme de ce cadre de substitution-remplacement, comme le nomment les chercheurs, reste le même que celui des énergies fossiles : il faut produire davantage et croître. Or si le bois est renouvelable, il n’est pas pour autant disponible en permanence et de manière illimitée, et son exploitation soulève des questions. Celles-ci sont d’ailleurs abordées dans la littérature publiée par d’autres acteurs, également étudiée par les deux chercheurs.
La problématique du stockage du carbone est par exemple prise en compte dans les recherches académiques, ainsi que dans les publications de certaines institutions, comme la FAO (Organisation des Nations Unies pour l’alimentation et l’agriculture). Celles-ci concentrent leur discours dans un cadre de substitution-restructuration, qui, s’il ne change pas le paradigme de la croissance, s’attache tout de même à l’aspect véritablement durable de la substitution. En d’autres termes : produire des objets et services biosourcés ne doit pas être une fin en soi, mais un moyen de lutter contre le réchauffement climatique. Il faut donc réfléchir à ce qui est remplacé, comment, et analyser les coûts et les bénéfices de la substitution pour l’environnement.
Les publications des ONG, elles, franchissent un pas de plus dans la critique de la substitution et pointent parfois le « côté sombre » de la bioéconomie, comme la dégradation des forêts ou le non-respect des droits humains. Elles mettent également en cause le « mythe » de la solution forestière comme réponse au changement climatique : il peut servir d’argument pour ne pas avoir à prendre de mesures plus radicales. Les ONG demandent également la prise en compte de l’effet rebond, lié à une augmentation de l’exploitation forestière et impactant la biodiversité ou le stockage du carbone. Leur discours s’inscrit cette fois dans le cadre de la transformation : il ne s’agit plus de produire comme avant, mais de modifier radicalement les usages pour produire mieux.
Il s’agit d’ailleurs de la solution défendue par les auteurs : pour que la bioéconomie forestière prenne tout son sens, il lui faut se concentrer sur les innovations fonctionnelles et non sur les innovations terme à terme. Selon ce concept, proposé par Nicolas Befort en 2021, les premières consistent à changer les usages pour fournir des fonctionnalités équivalentes à ce qui existe, mais en se basant sur la low-tech et la décroissance des activités fossiles. Tandis que la seconde vise à s’appuyer sur la technologie pour poursuivre la recherche de croissance.
En d’autres mots, avec les innovations terme à terme, de nouveaux apports matériels sont ajoutés à l’existant ; avec les innovations fonctionnelles, les matériaux non durables sont réellement éliminés. Or dans la mouvance de la croissance verte, la bioéconomie forestière, telle qu’elle est aujourd’hui racontée par les professionnels, perpétue une économie – bien que basée sur une ressource renouvelable – qui va au-delà des limites des ressources de la planète.
En conclusion, un choix de société s’impose. Soutenir une bioéconomie qui innove ? Oui. Lui fixer comme objectif la transformation profonde des économies ? Oui. L’ambition doit être de transformer réellement les structures de production pour obtenir un réel impact positif sur l’environnement.
Deconstructing substitution narratives: The case of bioeconomy innovations from the forest-based sector – Alexandru Giurca, Nicolas Befort – Ecological Economics -Volume 207, 2023 – https://doi.org/10.1016/j.ecolecon.2023.107753