Fruits et légumes difformes : comment les vendre sans les brader
Publié le 18/10/2023
Fruits et légumes difformes : comment les vendre sans les brader
Publié le 18/10/2023
Les vendeurs de fruits et légumes le savent : les produits difformes n’attirent pas les consommateurs… sauf à pratiquer des rabais importants. Une recherche menée par trois chercheurs, dont Nathalie Spielmann et Pierrick Gomez de NEOMA, met à l’honneur une autre piste, à savoir maintenir le prix habituel, mais placer à côté des produits des photos à connotation positive. Ceci pour combattre un stéréotype : ce qui est laid est moralement mauvais.
Un fruit ou un légume est considéré comme « difforme » quand sa forme n’est pas symétrique, qu’il est très courbé, qu’il présente des protubérances, des creux ou des arrondis irréguliers. Des caractéristiques qui lui valent d’être délaissés sur les étalages.
Mais on peut difficilement se satisfaire de cette situation quand on sait qu’un tiers des récoltes alimentaires mondiales n’est jamais consommé. Alors qu’il a fallu d’énormes quantités de matières premières, d’eau et d’énergie pour les produire, et que des centaines de millions d’humains ne mangent toujours pas à leur faim.
Certes, ce gaspillage n’est pas dû uniquement aux difformités des produits. Mais celles-ci provoquent chez les clients des réactions de rejet difficiles à combattre. Soit le fruit ou le légume « imparfait » finira dans une poubelle ; soit il sera vendu à bas prix, même s’il est irréprochable sur les plan gustatif ou nutritif. Ce qui renforce son image négative.
Pour casser ce cercle vicieux, les auteurs de l’article ont analysé les mécanismes psychologiques en jeu quand un consommateur découvre un fruit ou légume qui ne répond pas à ses critères esthétiques. De précédentes études avaient établi l’existence d’une « pénalité à la laideur » : le produit laid est considéré comme moins savoureux et moins bon pour la santé, même s’il n’est pas soupçonné de contenir des pathogènes dangereux.
Les chercheurs ont constaté pour leur part qu’un autre phénomène était aussi à l’œuvre : la laideur est associée de manière inconsciente à une appréciation morale négative ! Un stéréotype qui d’ailleurs, s’applique souvent aussi aux personnes.
Plus précisément, la difformité d’un fruit ou d’un légume suscite une réaction de dégoût, car elle contredit une idée reçue : tout produit issu de la nature devrait avoir une apparence parfaite. Du jugement esthétique au jugement moral, il n’y a ensuite qu’un pas, d’autant plus facile à accomplir que l’un et l’autre s’élaborent dans les mêmes zones du cerveau.
Pour vérifier cette théorie, les chercheurs ont mené quatre études associant au total plus de 1 000 consommateurs, en France, aux États-Unis et au Royaume-Uni. Dans trois d’entre elles, les participants étaient à distance et observaient des captures d’écrans montrant différents fruits et légumes, notamment des tomates, des cerises et des pommes de forme « normale » ou difformes. Dans la quatrième, les clients d’un magasin de vente à la ferme pouvaient acheter des carottes « normales » ou difformes proposées au même prix.
Belle tomate et adjectif positif, une association qui marche
La première étude a confirmé l’existence et la force du stéréotype laid = mauvais. Les participants étaient chronométrés pendant qu’ils classaient des associations entre les photos de dix paires de fruits ou de légumes et des adjectifs à connotation positive (pur, vertueux, raffiné…) ou négative (sale, repoussant, indécent…). Ils ont réalisé cette tâche bien plus vite quand l’association proposée était conforme au stéréotype (exemple : une belle tomate associée au mot « sain ») que quand elle le contredisait.
Le rôle déclencheur du dégoût pour activer ce stéréotype a été mis en évidence par la deuxième étude. Les participants étaient confrontés à des photos de cerises de différentes formes, puis devaient compléter des mots dont ils n’avaient que la première et la dernière lettre. Il existait plusieurs possibilités pour chaque mot, mais les participants qui avaient vu des photos de cerises difformes ont suggéré davantage de mots liés au registre du dégoût : grossier, repoussant, désagréable…
Les deux dernières études évaluaient des stratégies susceptibles de lever les réticences à l’achat des consommateurs, en s’attaquant au stéréotype laid = mauvais. La première stratégie était basée sur des slogans à connotation morale : « tous les fruits et légumes sont égaux, quelle que soit leur forme », « aidez-nous à combattre le gaspillage alimentaire » ou « aimeriez-vous être rejeté parce que vous êtes perçu(e) comme laid(e) ? ». La seconde, appelée « conditionnement évaluatif », utilisait une photo à connotation positive : celle de joggers joyeux et séduisants.
Cette dernière stratégie s’est avérée nettement plus efficace, en particulier dans un magasin physique où des carottes « normales » et difformes étaient proposées au même prix côte à côte. Pendant la semaine où la photo des joggers était placée au-dessus de l’étalage, le panier moyen de carottes difformes a augmenté de 43 % (1,15 kilo au lieu de 700 grammes).
Cette méthode, facile à reproduire en point de vente, intéressera tous les commerces soucieux d’écouler la totalité de leur marchandise sans rogner sur leur marge.
L’article montre également que les slogans à caractère moral ou militant ont peu d’impact sur le consommateur. Face à une émotion comme le dégoût, et à un stéréotype aussi installé que laid = mauvais, une image qui suggère la santé ou la convivialité obtient de meilleurs résultats qu’une argumentation éthique.
Les auteurs expriment par ailleurs leur scepticisme vis-à-vis des campagnes publicitaires d’entreprises comme Intermarché, qui forcent le trait et misent sur le second degré : leur communication évoque des fruits et légumes « moches », « hideux » ou « grotesques ». Un parti-pris qui risque de favoriser la réaction de dégoût, et de renforcer le stéréotype laid = mauvais plutôt que d’en venir à bout.
Nathalie Spielmann, Pierrick Gomez et Elizabeth Minton, The Role of the Ugly = Bad Stereotype in the Rejection of Misshappen Produce, Journal of Business Ethics, avril 2023. Doi:10.1007/s10551-023-05420-1