Pourquoi les visioconférences sont-elles si épuisantes ?
Publié le 2/11/2023
Pourquoi les visioconférences sont-elles si épuisantes ?
Publié le 2/11/2023
Pourquoi est-il si difficile de suivre une visioconférence avec une attention soutenue ? Et pourquoi en sort-on aussi fatigué ? Un article rédigé par deux chercheuses, dont Agata Mirowska de NEOMA, propose une nouvelle explication de ces phénomènes : le « techno-isolement » provoqué par le travail à distance et les outils numériques.
Télétravailler, ce n’est pas juste déplacer son environnement professionnel du bureau vers le domicile. C’est aussi faire un usage intensif des outils numériques : email, chats, visioconférences, conférences téléphoniques… Ce qui peut stresser les individus et impacter leur productivité.
La littérature scientifique identifie notamment cinq « techno-stresseurs » : l’impression d’une surcharge de travail qui impose de travailler plus vite et plus longtemps ; le sentiment d’une invasion de la sphère privée ; la complexité technique de certains outils, qui exige un lourd effort d’apprentissage ; la peur d’être remplacé par des salariés plus à l’aise avec le numérique ; enfin, l’incertitude créée par les évolutions incessantes des outils.
Or, depuis les années Covid, le numérique s’impose à tous. Même à ceux qui travaillent sur site, puisqu’ils doivent échanger avec leurs collègues à distance dans le cadre d’une organisation hybride du travail !
C’est en approfondissant l’étude de ses effets que les deux autrices ont identifié un autre techno-stresseur, le « techno-isolement ». Pour cela, elles ont mené des entretiens qualitatifs avec 36 salariés français en mai 2020. Puis elles les ont complétés par des entretiens avec trois directeurs des ressources humaines.
Dans le traitement des réponses, les chercheuses ont dissocié les facteurs de stress et d’isolement dus au confinement lui-même, de ceux liés au télétravail et aux outils numériques.
Que décrivent les participants ?
D’abord, la tâche des télétravailleurs est rendue de plus en plus difficile par la forte dépendance aux outils numériques pour les échanges professionnels : il faut davantage de temps et d’implication pour arriver au même résultat. Ensuite, ils déplorent la disparition d’interactions sociales qui leur facilitaient la tâche (les échanges informels entre collègues) ou étaient perçues comme des gratifications : pot de fin de projet, repas de service…
Ils estiment que le télétravail avec usage intensif du numérique est, selon leurs termes, « compliqué », « frustrant », « bizarre » ou « ennuyeux ». Certains symptômes physiques apparaissent aussi : fatigue accrue, migraines, problèmes de vue… Ils se disent aussi « coupés » des autres et parfois, « moins investis » dans leur entreprise.
Ce tableau dessine les contours du « techno-isolement », un facteur de stress qui n’avait pas encore été identifié et a lui-même trois causes.
D’abord, les outils numériques entravent les échanges interpersonnels et la transmission d’informations utiles au travail. Il devient difficile d’avoir un feedback immédiat, de percevoir les émotions d’un interlocuteur, et plus difficile encore de trouver rapidement l’expert ad hoc pour résoudre un problème. Par ailleurs il est compliqué de réunir un groupe, de prendre des décisions, de résoudre des conflits. En visioconférence, l’animateur n’arrive pas à « sentir » son auditoire pour adapter son discours.
Ensuite, le numérique impose un environnement physique de travail très monotone. En visioconférence, il se résume à un écran, sur lequel les participants qui coupent leur caméra ne sont plus visibles. Il est facile de se laisser distraire et pour être « immergé » dans la situation, il faut un effort de concentration soutenu. Si la réunion rassemble beaucoup de participants, beaucoup restent en retrait : « je n’ai même pas l’énergie de prendre la parole, décrit un salarié : il est si simple de se taire. »
Enfin, le techno-isolement s’explique aussi par la raréfaction des échanges informels. Les pauses café improvisées, les rencontres impromptues dans un couloir, les discussions qui dérivent vers des sujets moins liés au travail, les moments conviviaux non planifiés n’existent plus. La vie sociale au travail s’appauvrit, privant les salariés d’un cadre et d’un soutien auxquels ils s’étaient attachés.
On comprend mieux, à la lumière de cette analyse, pourquoi les visioconférences sont si pénibles à suivre. Difficile de se sentir impliqué et engagé. Impossible d’avoir un contact visuel ou un bref aparté avec un participant, ou de décoder son langage corporel. On ne perçoit plus les réactions des uns et des autres, ce qui entrave la prise de décision et la résolution de problèmes.
En revanche, le techno-isolement est moindre si la visioconférence rassemble un groupe restreint de participants, surtout s’ils ont eu l’occasion d’inteagir en face-à-face par le passé ; et si elle traite de sujets concrets qui appellent une réponse immédiate, et ne dure pas longtemps.
De façon générale, comment les managers peuvent-ils prévenir le techno-isolement et ses effets ?
Les chercheuses préconisent d’abord un renforcement des formations au numérique et du support technique. Pour sortir du « tout écran », elles recommandent aussi de planifier des journées où tous les collaborateurs sont sur site, et de limiter la durée et l’enchaînement des interactions numériques.
Enfin, pour réactiver les échanges informels, les autrices proposent de former les managers aux bonnes pratiques d’animation d’équipes virtuelles. Voire de recourir à des outils numériques avancés : mondes virtuels immersifs, logiciels collaboratifs en ligne… Mais cela peut s’avérer un choix à double tranchant, dans la mesure où ces outils numériques peuvent eux aussi créer une surcharge cognitive et épuiser les utilisateurs, avec le risque d’aggraver le problème.
Agata Mirowska et Tuba Bakici, Working in a Bubble: Techno-Isolation as an emerging Techno-Stressor in Teleworkers, Information Technology & People, mai 2023. DOI: 10.1108/ITP-09-2022-0657